Par Prof. Gérard Berry, Professeur au Collège de France, Titulaire de la Chaire « Algorithmes, machines et langage »
En Europe, l’informatique a été longtemps considérée comme un outil utile pour la gestion des entreprises et des états, le calcul scientifique, le stockage d’informations sous des formes variées et leur communication par le Web, etc., mais, jusqu’à ces toutes dernières années, pas comme une activité fondamentalement nouvelle de nature à changer profondément nos sociétés. En revanche, aux USA et plus récemment en Asie, de nouveaux acteurs ont compris très tôt que l’informatique allait devenir un extraordinaire levier de changement du monde, conduisant à une révolution technologique d’une ampleur égale, voire supérieure, à celle qu’ont apportées les sciences physiques aux 19e et 20e siècles. Depuis en gros les années 2000, et presqu’exclusivement sous l’impulsion de sociétés créées souvent ex nihilo mais étant devenues très vite les plus riches du monde, on voit clairement que l’informatique met le monde à l’envers dans de très nombreux domaines : industries, sciences, médecine, culture, médias, loisirs, structure du travail et des relations états-citoyens, etc. Il est plus que temps pour nos sociétés européennes de chercher à comprendre quels sont les vrais ressorts de cette évolution fulgurante et pourquoi l’informatisation du monde change à ce point les façons de faire et même de penser. Mon exposé essaiera de mettre ces ressorts au clair à travers un petit nombre de principes illustrés par des exemples pris dans des domaines variés et autrefois non reliés entre eux. Il reprendra les analyses principales que j’ai exposées en 2017 dans mon livre « L’hyperpuissance de l’informatique » (Odile Jacob).
Mon premier point sera que le centre de toute compréhension des phénomènes actuels se résume simplement. Depuis 1850, notre société technique a été dominée par le triangle matière-énergie-ondes, dont la maîtrise scientifique et technique a permis le développement du machinisme d’une part et des moyens de communication rapides d’autre part, télégraphe puis téléphone, radio et télévision. Ce monde classique était suffisamment accessible à nos sens pour être bien compris par tous. Mais, à la fin du 20e siècle, ce triangle s’est silencieusement transformé en tétraèdre avec l’arrivée des deux nouveaux larrons bien plus invisibles qui forment le cœur de l’informatique : l’information et l’algorithme, mis en œuvre par une nouvelle machine universelle bien différente qu’on appelle l’ordinateur. Un point clef est que l’information est fondamentalement différente de la matière et de l’énergie : elle ne se voit pas, ne pèse pas, ne sent pas, de brûle pas, mais, au contraire de la matière, se transmet et se réplique avec une facilité étonnante. Les algorithmes qui la manipulent de façon extraordinairement variée sont largement insensibles à ce qu’elle représente : pour eux, il n’y a pas vraiment de différence entre un texte, un prix, une image ou un son. Enfin, l’ordinateur qui effectue les calculs sur l’information est une machine réellement universelle : qu’on parle d’un supercalculateur, d’un ordinateur portable, d’un téléphone ou même du programmateur d’une machine à laver, toutes ces machines à information sont exactement de la même puissance conceptuelle : tout ce que sait faire l’une pourrait être fait par l’autre, quoique bien sûr pas avec les mêmes performances. Une telle machine universelle n’a jamais existé dans le monde physique des siècles précédents.
Paradoxalement, ces propriétés très simples fournissent à l’informatique des leviers d’une puissance véritablement nouvelle. Un exemple typique est fourni par les nouveaux sites web de réservations d’hôtels, qui captent une forte partie de la valeur ajoutée de l’hôtellerie sans pourtant posséder le moindre hôtel : leur essor montre clairement qu’il est beaucoup plus important de savoir qui veut aller où et quand que de posséder la pierre. Les exemples de ce type abondent. Nous verrons comment des transformations de même type se produisent dans des domaines très divers, que ce soit dans le monde commercial ou dans celui des coopérations désintéressées à grande échelle qui se créent dans plus en plus de domaines. Nous insisterons en particulier sur les cas où le mélange harmonieux de procédés physiques traditionnels et de procédés informatiques nouveaux bouleversent les façons de voir et d’agir : le traitement d’images, de la simple photographie numérique à l’imagerie médicale sophistiquée qui révolutionne le diagnostic médical et les interventions chirurgicales ; l’informatisation galopante des sciences, de l’astronomie à la biologie, qui modifie en profondeur la façon d’analyser la nature ; l’évolution vers un immense Internet des objets, qui concerne non pas les nouveaux « objets connectés » mais surtout la plupart des objets traditionnels du 20e siècle comme les automobiles ou autres, informatisés en profondeur pour leur donner des possibilités nouvelles.
Mais nous montrerons aussi que toutes ces avancées ne se font pas sans risques majeurs, avec en particulier deux dangers souvent mal évalués : d’une part la mauvaise réalisation informatique de nombreux systèmes, dont les bugs sournois posent des problèmes souvent très différents de ceux du monde physique classique ; d’autre part, les problèmes de sécurité informatique à travers les très nombreuses attaques que l’on voit maintenant sur nos systèmes informatisés, que ce soit pour altérer leur fonctionnement ou voler leurs données. Dans sa récente liste des dangers économiques, le World Economic Forum vient de classer ces attaques juste après les catastrophes climatiques et les désastres naturels, ce qui illustre bien leur importance croissante. Un cas important à mentionner est celui de la médecine, où une mauvaise automatisation des diagnostics et appareils exploités par des acteurs très peu formés aux façons de raisonner et de faire de l’informatique pourrait poser des risques importants, avec des conséquences en termes de responsabilité médicale et de santé publique peu clairs. Des problèmes nouveaux de ce type vont obligatoirement se poser dans beaucoup d’autres domaines, et il serait sage de ne pas se laisser surprendre par eux comme nous l’avons fait dans le passé.
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