Par William-James Kettlewell, avocat au barreau de Bruxelles chez Baker McKenzie et membre de l’Incubateur européen du barreau de Bruxelles
La publicité de la justice, et plus particulièrement de ses jugements, est consacrée par la Constitution belge qui prévoit, en son Article 149, que ceux-ci doivent être «?rendu public selon les modalités fixées par la loi?».
Pendant des dizaines d’années, les décisions prononcées par les cours et tribunaux de notre pays – ou plutôt, un sous-ensemble de celles-ci – n’étaient réellement accessibles que pour la minorité des Belges ayant accès à des revues spécialisées, soit sur support papier soit, plus récemment, sur des plateformes en ligne typiquement gérées par les éditeurs desdites revues. Ce n’est que depuis quelques années, qu’une partie un peu plus large de la jurisprudence, principalement celle de nos trois «?cours suprêmes?» – la Cour de cassation, le Conseil d’État et la Cour Constitutionnelle – est accessible en ligne, avec comme «?seul?» prérequis d’avoir accès à un ordinateur et à une connexion internet.
Entendant révolutionner l’accessibilité des décisions de justice, le gouvernement précédent adopta la loi du 5 mai 2019 modifiant le Code d’instruction criminelle et le Code judiciaire en ce qui concerne la publication des jugements et des arrêts[1]. Cette loi prévoit la publication généralisée de toutes les décisions de justice – aussi bien en matière pénale et qu’en matière civile – «?dans une banque de données électronique des jugements et arrêts de l’ordre judiciaire, accessible au public, conformément aux modalités définies par le Roi?». Les décisions ainsi publiées devront être «?anonymisé[e]s selon les modalités déterminées par le Roi?». Censée s’appliquer à partir du 1er septembre 2020, la date d’entrée en vigueur de la loi fut finalement reportée d’un an, apparemment à cause du Covid-19[2], la date butoir étant actuellement fixée au 1er septembre 2021.
D’autres commentateurs[3] ont déjà adéquatement souligné les enjeux majeurs de l’adoption de cette loi?; tel que l’impact commercial sur les grands groupes d’éditeurs (tel que Larcier ou Kluwer) – qui verront une partie de leurs services perdre leur exclusivité – ou, bien sûr, telle que l’épineuse et complexe question des techniques précises qui seront mises en place pour s’assurer l’anonymisation/pseudonimisation et de la fiabilité de celles-ci. Il d’ailleurs possible que la difficulté à solutionner adéquatement la question de l’anonymisation/pseudonimisation soit la cause d’un nouveau report de l’entrée en vigueur de la loi, si celle-ci n’est pas résolue adéquatement dans les quelques mois restants jusqu’au 1er septembre 2021.
Par contraste, moins d’attention semble avoir été portée aux conséquences potentielles que l’accessibilité à une telle base de données pourrait avoir, particulièrement au niveau politique, certains semblant se contenter de considérer qu’une publication de qualité, massive et anonymisée de toute la jurisprudence représenterait une «?incontestable plus-value?».
Bien évidemment, le surcroit de transparence de la justice pour le grand public semble – sur le plan des principes du moins – être une vraie avancée démocratique qu’il convient de célébrer en tant que telle. Toutefois, dans la pratique, on peut légitimement se demander si la nouvelle base de données sera régulièrement consultée par d’autres citoyens que les spécialistes du monde juridique : avocats, juges, notaires, etc.
D’aucuns pourraient même avancer qu’il est possible que le fait qu’un plus grand nombre de décisions de justice soit accessible à tous les avocats puisse rendre plus cher l’accès à la justice?; les avocats devant désormais passer plus de temps à rechercher un plus grand nombre de précédents allant dans leurs sens, ou à contrer les arguments de leurs confrères ou consœurs défendant la partie adverse et ayant fait ce travail. Si cela devait advenir, une avancée démocratique théorique aura augmenté le coût de l’accès à la justice en pratique. Fort heureusement, rien ne prouve que cela sera le cas.
Toutefois, au-delà de ces considérations sur les effets directs et à court terme de ce projet, la publication systématique et centralisée des décisions de justice, combiné avec l’analyse toujours plus fine des données permise par l’augmentation des capacités de calcul informatique et l’amélioration des algorithmes de traitement des données semble – à terme – ouvrir à tous la possibilité d’utiliser la jurisprudence à des fins politiques, d’une manière qui n’était pas possible auparavant.
Tout d’abord, du point de vue «?scientifique?», grâce à la centralisation de toutes les décisions, il semble qu’il sera désormais possible de procéder à une analyse statistique – d’une finesse encore jamais atteinte auparavant – des décisions de justice à travers la Belgique, pour identifier si (ou plus probablement, dans quelle mesure) notre système judiciaire est sujet à des biais (raciaux, homophobes, classismes, etc.). Ce type de nouvelle connaissance ne saurait manquer (à raison) de prendre un caractère politique.
En sus toutefois de l’analyse scientifique de la manière dont la justice est rendue, il semble qu’il sera également possible, désormais, aux acteurs politiques de politiser la jurisprudence de manière plus directe. Pour ne prendre qu’un exemple, plutôt que de réagir aux «?grandes?» décisions des Cours suprêmes de notre pays[4], la quantification statistique de toutes les décisions de justice que rendrait possible une analyse informatisée de la nouvelle base de données donne la possibilité de réagir à «?La Jurisprudence?» dans son ensemble. Imaginez que, par hypothèse, les statistiques produites sur «?La Jurisprudence?» mettent en évidence que dans un contentieux politiquement sensible, un «?rôle?» (disons, l’employeur) gagne nettement plus souvent que l’autre (disons, le travailleur). Ne deviendrait-il pas alors tentant pour le pouvoir politique d’intervenir pour «?rééquilibrer?» la jurisprudence?? Une pratique intensive de ce genre reviendrait à une sorte de «?pilotage législatif?» de la jurisprudence.
L’aspect perturbant des pratiques potentielles présentées ci-dessus – qui ne forment que quelques exemples parmi d’autres – est, bien sûr, qu’elles posent la question du respect des valeurs judiciaires cardinales de notre ordre juridique : l’indépendance du juge et l’indépendance du pouvoir judiciaire.
Bien sûr, rien ne prouve que la simple mise sur pied d’une base de données centralisée des décisions de justice mène automatiquement à ce genre de dérives. De plus, la publication en ligne des décisions de justice n’est pas réellement un phénomène neuf : un rapport analysant la publication en ligne des décisions de justice des différents pays européens[5] montre d’ailleurs qu’il existe une grande diversité de pratiques parmi les États membres et ne fait aucunement mention de problème du type de ceux soulignés ci-dessus dans les pays avec un haut taux de publication.
Toutefois, la nouvelle loi adoptée par le gouvernement précédent s’inscrit dans un contexte particulier, duquel elle ne s’aurait s’abstraire: celui du «?big data?», de l’amélioration continue de l’apprentissage machine automatisé, de l’accroissement exponentiel de nos capacités d’analyses de grandes masses de données complexes, même dans un format textuel. C’est ce mouvement de fonds – totalement indépendant des décisions politiques au niveau belge – qui pourrait donner la publication systématique et centralisée des décisions de justice des conséquences politiques importantes dont quelques exemples sont exposés ci-dessus.
S’il me semble qu’un retour en arrière vers le status quo actuel (c’est-à-dire une abolition de nouveau projet) ne saurait être satisfaisant, il me semble important de réfléchir et débattre, en particulier au sein des barreaux, de ces considérations, en particulier à l’heure actuelle alors que le projet est encore dans sa phase de conception.
[1] Cette loi est accessible ici.
[2] Ce report fut implémenté par une loi du 31 juillet 2020 portant dispositions urgentes diverses en matière de justice, accessible ici. Les travaux parlementaires mettant en avant les effets du Covid-19.
[3] Voyez, par exemple, cet article du sociologue Christophe Dubois soulignant certains des enjeux commerciaux et démocratiques, ou encore ces deux articles de doctrine étudiant les enjeux de la publication généralisée sous l’angle du droit des données personnelles, ici et ici.
[4] Un exemple célèbre est celui de la réaction parlementaire à l’arrêt Le Compte, voyez M. Uyttendaele, Trente leçons de droit constitutionnel, 2e éd., Bruxelles, Bruylant, 2014, spec. pp. 165-168.
[5] On-line Publication of Court Decisions in the EU Report of the Policy Group of the Project ‘Building on the European Case Law Identifier’, 2017, available here.
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